On trouve beaucoup de sites sur internet qui évoquent l'histoire de la crêpe et de la galette. Vraiment beaucoup ! Mais en regardant de plus près l'expertise se résume à la réécriture de la page de Wikipédia qui véhicule d'ailleurs certaines informations fausses et romancées comme la fameuse apparition du sarrasin en France attribuée au retour des Croisés au 13e siècle.
Fin 2020 cinq établissements culturels de Bretagne ont créé une exposition à succès sur l'histoire de la crêpe intitulée "Et vous ? Êtes-vous plutôt crêpe ou galette ?". C'est pourquoi j'ai sollicité l'un d'eux, le Musée de l'Ancienne Abbaye de Landévennec, pour y voir plus clair sur ce vaste sujet. Voici une synthèse de mon entretien sur place dans le Finistère avec Guénolé Ridoux, chargé des publics et des expositions, que je remercie vivement pour le temps qu'il m'a accordé.
Le musée de l'Ancienne Abbaye de Landévennec
1500 ans d'histoire
Le musée de l'Abbaye de Landévennec est à l'origine un site archéologique fouillé pendant plus de deux décennies par le CNRS, le département du Finistère et l'Université de Rennes. Ce lieu revêt une importance capitale pour l'histoire de la Bretagne. Transformé en musée, il expose désormais les objets découverts, constituant une collection représentative de l'histoire régionale.
Landévennec, anciennement un monastère habité par des moines, se révèle crucial pour comprendre le passé de la Bretagne. Les nombreux objets trouvés sur le site, bien qu'originaires de la communauté monastique, offrent un aperçu de 1500 ans d'histoire quotidienne bretonne. Cette richesse archéologique permet d'explorer divers aspects de la culture bretonne.
Des galetières du 13e siècle
Parmi les découvertes notables figurent des galetières en terre cuite (des objets circulaires à fond plat, similaires aux galetières contemporaines) que j'ai même pu observer de près ! Ces trouvailles ont été étudiées avec des méthodes modernes comme la spectrométrie de masse pour confirmer leur fonction. Ces analyses ont établi que ces galetières dataient du 13e ou 14e siècle, offrant ainsi de précieuses informations sur l'histoire des crêpes en Bretagne depuis la fin du Moyen-Âge.
Le musée a organisé une exposition temporaire dédiée à l'histoire des crêpes bretonnes en s'appuyant sur ces objets et d'autres sources. Cette exposition visait à éclairer le public sur l'évolution et la signification culturelle des crêpes dans la région.
Quelle différence entre une crêpe et une galette ?
La distinction entre une crêpe et une galette repose principalement sur des différences régionales et culturelles. En Haute-Bretagne, située à l'est de la région, on utilise généralement le terme "galette". Cette partie de la Bretagne est traditionnellement associée à la langue gallo, une langue romane proche du français. En Basse-Bretagne, à l'ouest, le terme employé est plutôt "crêpe", une région où l'on parle traditionnellement le breton.
Les traditions culinaires diffèrent également entre ces deux régions. En Basse-Bretagne, les crêpes tendent à être plus fines, et la recette est plus flexible, incorporant parfois des œufs, du lait, ou un mélange de sarrasin et de froment. En Haute-Bretagne, les galettes sont généralement préparées avec de la farine de sarrasin, du sel et de l'eau, et sont souvent plus épaisses. Cela se reflète dans la célèbre "galette de saucisse", typique de cette région.
Ainsi, selon Guénolé Ridoux la différence entre crêpe et galette est moins une question d'ingrédients ou d'épaisseur qu'une question de vocabulaire et de traditions régionales. Lorsqu'on voyage en Bretagne, il est donc conseillé de demander une galette en Haute-Bretagne et une crêpe en Basse-Bretagne, respectant ainsi le lexique et les usages locaux distincts de chaque région.
Les galetières en 3 grandes périodes
Une "galetière" est un terme traditionnellement utilisé pour désigner un type de crêpière ou une plaque de cuisson spécialement conçue pour la préparation des galettes ou des crêpes. On peut distinguer 3 périodes depuis leur apparition en Bretagne.
9e siècle : apparition des premières galetières
Les plus anciennes galetières identifiées jusqu'à présent remontent au 9e siècle. Ces premières versions semblent être des prototypes ou des ancêtres des galetières plus élaborées que l'on a découvertes plus tard à Landévennec, lesquelles sont fréquemment retrouvées et mieux préservées. Bien que certains fragments datent peut-être du 9e siècle, ils ne correspondent pas entièrement à la conception complète des galetières plus tardives. Cette observation laisse suggérer que d'autres formes de galetières ont probablement existé auparavant, bien qu'elles n'aient pas encore été découvertes ou identifiées.
11e – 16e siècle : les grandes galetières en céramique
À partir du 11e siècle, on assiste à l'émergence de grandes galetières en céramique onctueuse, similaires à celles découvertes à Landévennec. Ces galetières, fabriquées principalement en argile finistérienne caractéristique, étaient courantes du 11e au 16e siècle. Bien que la majorité des découvertes aient été faites en Finistère, leur utilisation s'est répandue dans la région, incluant les environs de Rennes et de Nantes. Il existe même un cas où un exemplaire a été retrouvé en Angleterre, probablement rapporté comme souvenir par un voyageur. Ainsi, ces objets témoignent d'une diffusion régionale notable. Les archéologues s'intéressent particulièrement à la forme de ces objets, car elle contribue à la compréhension de l'histoire et des pratiques culturelles de l'époque.
16e siècle : utilisation de la fonte
À partir des 15e et 16e siècles on observe l'utilisation de nouvelles céramiques, probablement en raison de l'épuisement ou de la diminution de l'utilisation de l'argile onctueuse spécifique au Pays Bigouden. Cette transition marque l'introduction de diverses formes de terre cuite, annonçant un changement dans les styles et les méthodes de fabrication des galetières. Par la suite, au 16e siècle, le fer et plus particulièrement la fonte deviennent les matériaux privilégiés pour la production de ces galetières. L'adoption de la fonte représente un tournant significatif, car malgré le changement de matériau, les galetières en fonte conservant des dimensions et une utilisation similaires à leurs prédécesseurs médiévaux en céramique. Ce parallèle entre les formes médiévales et celles en fonte illustre une continuité dans la conception et l'usage de ces objets au fil des siècles.
Le rozell (râteau), particularité de la crêpe bretonne
Dans le monde, on retrouve divers types de galettes, telles que les tortillas en Inde, la crêpe "mille trous" en Afrique du Nord, ou l'injera en Éthiopie. Cependant, la crêpe bretonne se distingue par une caractéristique unique : elle est préparée dans un récipient sans manche. Contrairement à la méthode française habituelle où on étale la pâte en manipulant le manche de la galetière, en Bretagne, l'absence de manche nécessite une technique différente. Cette technique bretonne utilise le rozell, un petit râteau, pour étaler uniformément la pâte sur toute la surface de la galetière. Cette particularité est spécifique à la Bretagne et se retrouve tant en Haute-Bretagne qu'en Basse-Bretagne, indépendamment de l'appellation locale de la préparation, qu'elle soit nommée "crêpe" ou "galette". Ainsi, la crêpe bretonne se définit par son mode de préparation avec le rozell, un trait distinctif de cette tradition culinaire régionale.
Le spanell (spatule)
En Haute-Bretagne, les galettes sont traditionnellement un peu plus épaisses, ce qui influe sur les outils utilisés pour leur préparation. Pour retourner ces galettes épaisses, on utilise un spanell ("spatule" en breton) mais généralement plus large et plus solide pour s'adapter à l'épaisseur des galettes. À l'inverse, en Basse-Bretagne, où les crêpes sont très fines et parfois de grande taille, les spanells employés sont plus grands pour manipuler ces crêpes larges et délicates. Cette variation dans les outils reflète les différences régionales dans les traditions culinaires bretonnes, chaque région adaptant ses instruments à la spécificité de ses préparations.
Quelle taille pour les crêpes ?
Aux alentours du 13ème siècle, on commence à retrouver des grandes galetières en terre cuite, avec un diamètre avoisinant les 40 cm. Cette dimension est comparable à celle des galetières modernes, comme celles de la marque Krampouz. Il est intéressant de noter que, dans la société de l'époque, moins standardisée que la nôtre, on trouvait une variété de tailles, certaines galetières étant légèrement plus petites ou, dans quelques cas, un peu plus grandes que 40 cm. La première apparition de ces grands plats remonte probablement au 11ème siècle. Bien que les découvertes les plus anciennes à Landévennec datent du 13ème siècle, il est probable que des galetières similaires existaient dans d'autres régions et même avant cette période. Ainsi, ces découvertes marquent le début d'une tradition de fabrication et d'utilisation de galetières de grande taille.
Une galetière bretonne à la forme unique
Ces anciennes galetières en terre cuite étaient de grande taille, circulaires et à fond plat. Des céramologues travaillant sur l'ensemble du territoire français ont souligné cette spécificité, contrastant avec les galettes trouvées dans d'autres régions de France et d'Europe.
La présence de rebords sur les galetières plus anciennes pourrait avoir servi à empêcher la pâte de s'échapper, étant entendu que l'utilisation d'un rozell est moins aisée avec un rebord.
Les tests effectués par les archéologues
Des expérimentations ont été menées en reproduisant des galetières anciennes.
Cette démarche s'inscrit dans le cadre de "l'archéologie expérimentale", où l'on analyse d'abord les objets historiques pour obtenir des données sur la température de cuisson et la composition de la matière grasse utilisée.
Ensuite, des répliques exactes de ces objets anciens sont créées et testées dans des conditions contrôlées, en mesurant la température et le temps de cuisson. L'objectif est double : d'une part, vérifier les résultats obtenus lors de nos analyses initiales et, d'autre part, effectuer des analyses complémentaires sur ces répliques pour confirmer ou infirmer les hypothèses. Ce processus rigoureux est typique des protocoles en archéologie expérimentale.
Quelle température pour une crêpière ancienne ?
Les recherches archéologiques ont révélé que les galetières anciennes étaient utilisées à des températures élevées, généralement supérieures à 200-230°C. Cette conclusion est basée sur la présence de marqueurs moléculaires qui ne se forment qu'à des températures spécifiques, indiquant une exposition régulière à de fortes chaleurs. Ces températures élevées sont proches de celles utilisées actuellement pour la cuisson des galettes.
Les traces de feu observées sur ces galetières montrent qu'elles étaient placées directement sur le feu, et non dans un four. À ces températures, si la pâte est fine, elle cuit correctement et se détache facilement de la terre cuite sans coller. Cependant, si la pâte est épaisse, le bas risque de brûler tandis que le haut ne cuit pas suffisamment, un problème également rencontré lors des expérimentations. Ainsi, la température élevée semble mieux adaptée à la cuisson de crêpes fines qu'à celle de galettes épaisses.
Pourquoi une crêpière avec rebord ?
La présence de bords sur les galetières anciennes n'implique pas nécessairement qu'elles étaient destinées à la préparation de galettes épaisses. Il existe probablement d'autres raisons pour ces rebords. Par exemple, les galetières en terre cuite éthiopiennes actuelles présentent également des rebords similaires à ceux trouvés sur les galetières archéologiques bretonnes. Outre d'empêcher de gâcher de la pâte comme vu précédemment, ces rebords pourraient servir à deux fins principales :
- Premièrement, la terre cuite est un matériau fragile. Lors de la fabrication d'un grand plat en terre encore crue, il est nécessaire de la cuire pour la solidifier. Durant ce processus, des fissures peuvent apparaître et potentiellement causer des bris. La présence d'un rebord peut aider à structurer et renforcer la céramique, réduisant ainsi le risque de fissuration.
- Deuxièmement, lorsqu'une galetière est exposée à de hautes températures, comme 200°C ou plus, sur un feu, les tensions thermiques à l'intérieur du grand plat peuvent augmenter le risque de cassure. Le rebord agit alors comme un renforcement supplémentaire, réduisant le risque que la galetière se brise sous l'effet de la chaleur. Ces considérations expliquent pourquoi les galetières anciennes comportent des rebords, une caractéristique qui semble être plus liée à des nécessités pratiques et structurelles qu'à la nature de la préparation culinaire elle-même.
Quelle matière grasse était utilisée ?
Les analyses effectuées en laboratoire sur les galetières ont révélé la présence de matière grasse, spécifiquement des traces de produits laitiers chauffés à haute température. Ces traces portent des marqueurs caractéristiques indiquant qu'il s'agissait probablement de beurre. Cependant, il est important de noter que ces analyses ne déterminent pas si le beurre était le seul type de graisse utilisé. Les produits laitiers peuvent masquer les marqueurs d'autres types de graisses animales dans les analyses. Par exemple, il est possible que de la graisse de porc (saindoux) ait également été utilisée, bien que les analyses ne puissent pas le confirmer en raison de la prédominance des marqueurs laitiers. En revanche, ce qui est certain, c'est l'absence de matière grasse végétale dans les traces retrouvées.
Des galettes pour remplacer le pain
Dans l'étude de l'utilisation de la farine et de son importance dans la préparation des crêpes en Bretagne, il est essentiel de comprendre le rôle de cette dernière dans l'alimentation bretonne historique. Faire des crêpes était une alternative au pain, ce qui est significatif car la fabrication du pain nécessite une farine spécifique, dite "panifiable", riche en gluten, qui permet au pain de lever. En revanche, la fabrication des crêpes est moins exigeante en termes de type de farine utilisée et ne requiert pas de four à pain, souvent coûteux.
Par conséquent, les crêpes étaient une option plus accessible, notamment pour les personnes moins aisées, car elles pouvaient être préparées facilement dans une cheminée et avec différentes sortes de farines non panifiables. Cette facilité de préparation et la moindre exigence en matière de type de farine ont facilité l'adoption de ce plat parmi les couches populaires de la société, offrant une alternative économique au pain traditionnel. Du point de vue anthropologique général, les crêpes peuvent être considérées comme un aliment de base, en alternative à la bouillie, et remplaçant le pain dans l'alimentation des populations moins fortunées.
Avant le sarrasin : l'avoine
Les Bretons ont toujours été confrontés à l'acidité de leurs sols, ce qui rendait la culture du froment difficile. Les archéologues ont trouvé des preuves que, dans les périodes anciennes, notamment à l'époque carolingienne, les Bretons cultivaient du seigle et beaucoup d'avoine, plus que dans d'autres régions.
Ces céréales alternatives n'étaient pas non plus faciles à panifier. Bien qu'il soit possible de fabriquer du pain d'avoine, ce n'est pas une tâche aisée, l'avoine était souvent consommée sous forme de bouillie. Cependant, il était également possible de faire des crêpes d'avoine. Des témoignages du 19e siècle mentionnent encore des Bretons préparant des crêpes à l'avoine.
Ainsi, on peut supposer que les galetières en terre cuite anciennes trouvées en Bretagne étaient utilisées pour cuire ces céréales non panifiables qui poussaient bien dans la région. Cela pourrait expliquer l'apparition d'un récipient spécifique en Bretagne, adapté à cette nécessité particulière.
L'arrivée du sarrasin en Bretagne
Une plante présente dès l'âge du Fer
Les premières traces de pollen de sarrasin fossilisé trouvées par les scientifiques en Bretagne remontent à l'âge du Fer, c'est-à-dire au premier millénaire avant Jésus-Christ. Il est possible que le sarrasin ait été d'abord utilisé dans les jardins, peut-être comme plante médicinale, plutôt que comme source de farine ou alternative aux céréales traditionnelles.
Généralisation de la culture du sarrasin au 13e siècle
Selon une thèse d'Aurélie Reinbold évoquant des documents fiscaux de la région de Rennes, les premières cultures de sarrasin en plein champ et à grande échelle remontent à la fin du 13e ou au début du 14e siècle.
Cette culture s'est ensuite répandue dans toute la Bretagne aux 15e et 16e siècles. Le sarrasin s'est adapté aux sols acides de la Bretagne et à ses systèmes de rotation des cultures, devenant ainsi une addition pratique aux cultures existantes.
Les Croisés ont-ils introduit le sarrasin en Bretagne ?
C'est une autre thèse, celle d'Alain-Gilles Chaussat qui donne une réponse sans appel : "La croyance populaire voudrait que le sarrasin soit arrivé en France par l’intermédiaire des croisés qui l’auraient rapporté de Jérusalem. Ce stéréotype est renforcé par son nom, qui renvoie à l’idée d’un peuple arabe. Cette théorie franco-française ne résiste pas longtemps à une bibliographie européenne et à l’analyse des différents substantifs utilisés pour désigner cette plante."
"Par ailleurs, les premières mentions françaises du sarrasin sont toutes postérieures à 1450, soit plus de 150 ans après la dernière Croisade."
Enfin, "l’espèce n’est pas du tout connue dans les pays au sud de la mer Méditerranée, ni même en Syrie et en Perse."
Sans être trop long sur le sujet, j'ai parcouru les 853 pages de l'ouvrage pour en tirer quelques informations supplémentaires.
D'où provient le sarrasin ?
Durant plus de trente années, le japonais Ohmi Ohnishi, expert en génétique agricole, a exploré l'origine du sarrasin. En 1990, il a découvert dans la province chinoise du Sichuan l'ancêtre sauvage du sarrasin domestiqué et cultivé de nos jours en Bretagne.
Comment le sarrasin est-il arrivé en Bretagne ? Et quand ?
Son cheminement entre l’Asie et l’Europe de l’Ouest est difficile à déterminer avec certitude :
- Les circonstances de sa première introduction à l'âge du fer sont inconnues. Il est certain que le sarrasin à cette époque ne servait pas pour l'agriculture et était cultivé en dehors des circuits économiques.
- En revanche il est fort probable que ce sarrasin ait été réintroduit "en Europe au cours du 13e siècle, à la faveur d’échanges avec les populations issues de l’Empire mongol, directement liées aux premières aires asiatiques de culture de cette polygonacée."
C'est alors que la plante a été reconnue comme une plante agricole à part entière et cultivée en tant que tel pour l'alimentation humaine et animale (passage d'une culture marginale à une culture de masse).
Pourquoi le sarrasin s'appelle comme ça ?
Il est vraisemblable que la graine a été nommée ainsi en référence aux Sarrasins (Arabes ou Maures) à qui on a par le passé attribué à tort l'introduction en Europe. Cela reflète la manière dont les plantes étaient souvent nommées d'après les régions ou les peuples d'où elles étaient censées provenir.
De plus au Moyen Âge, les Européens utilisaient souvent le terme "Sarrasin" pour désigner d'une manière générique les peuples non-chrétiens ou païens, auxquels les Mongols ont pu être identifiés.
Une arrivée remarquée
L'arrivée du sarrasin en Bretagne et sa culture intensive dans les champs ont marqué un tournant dans la fabrication des crêpes. En effet, le sarrasin une fois transformé en farine, n'est pas panifiable car il ne contient pas de gluten, ce qui empêche la pâte de lever. Ainsi, le sarrasin se prête également bien à la préparation de bouillies ou de crêpes. Pour les agriculteurs bretons, l'introduction du sarrasin était particulièrement avantageuse. Il pousse rapidement, s'intégrant parfaitement dans le système d'assolement triennal déjà en place.
Traditionnellement, les cultures principales visaient des céréales comme le blé, l'avoine ou l'orge, vendues sur le marché pour payer les taxes. Ces céréales avaient une valeur marchande significative. Le sarrasin, en revanche, avait un marché moins étendu et n'était pas couramment utilisé pour payer les taxes. Il devenait donc une culture consommée directement par les familles, transformée en bouillie ou en crêpes.
Les points forts du sarrasin
Le sarrasin a supplanté principalement l'avoine dans l'agriculture bretonne en raison de son adaptation à leurs systèmes de culture. Dans les terres bretonnes, souvent pauvres, les agriculteurs pratiquaient des périodes de jachère longues pour laisser le sol se reposer. Après cette période, une céréale était plantée pour préparer le sol à la culture principale du blé ou du froment. L'avoine était une de ces céréales de "fin de défrichement", mais le sarrasin offrait un avantage significatif : sa croissance rapide.
Contrairement à l'avoine qui était plantée au printemps, le sarrasin pouvait être semé à l'automne précédent, utilisant ainsi efficacement la période initialement réservée au défrichement. Cela signifie que le sarrasin s'intégrait dans le cycle agricole sans nécessiter une période supplémentaire dédiée, agissant comme un bonus dans le système de culture. Cette caractéristique rendait le sarrasin particulièrement attrayant pour les agriculteurs bretons, car il maximisait l'utilisation de leur terre en constituant une récolte supplémentaire tout en enrichissant leur rotation de cultures.
A quelle occasion faisait-on des crêpes ?
Les crêpes, qu'elles soient de sarrasin ou d'avoine, étaient un aliment courant dans la vie quotidienne des Bretons, sans être associées à des occasions spéciales. Elles servaient souvent de substitut au pain et étaient consommées presque tous les jours. Cependant, en Bretagne, et particulièrement dans le Finistère, il existait une tradition de préparer les crêpes le vendredi soir. Cette pratique, mentionnée dans des témoignages du début du 20e siècle, impliquait de faire sécher ces crêpes pour les consommer tout au long de la semaine, souvent trempées dans du lait ribot ou de la soupe.
En dehors de leur usage quotidien, il existait des variantes de crêpes considérées comme plus exceptionnelles ou "chic". Selon des archives datant des 17e et 18e siècles, des "crêpes grasses", probablement faites de farine de froment, étaient servies dans des tavernes lors de fêtes ou d'événements spéciaux. Ces crêpes étaient perçues comme un mets plutôt coûteux et raffiné.
Crêpes en ville, crêpes à la campagne
La crêpe, qu'elle soit de sarrasin ou autre, jouait un rôle essentiel dans l'alimentation des populations, notamment en Bretagne. Elle était souvent utilisée comme substitut au pain et constituait ainsi un repas à part entière. Historiquement, le pain, surtout dans l'Ancien Régime, était la base de l'alimentation, accompagné de soupes ou d'autres aliments. Ainsi, lorsque la crêpe remplaçait le pain, elle devenait l'élément central du repas, particulièrement dans les familles plus modestes.
Intéressant à noter, certaines communautés, comme les moines, consommaient des crêpes pendant la période de Carême. Au 11e siècle, par exemple, il était consigné dans un coutumier de Fleury que les moines devaient manger des galettes durant cette période d'abstinence. Contrairement à la Chandeleur, où la crêpe est synonyme de festivité, pendant le Carême, elle représentait une nourriture sobre, évoquant le pain non levé de la Bible.
Au-delà de leur usage quotidien, il existait des variantes plus élaborées de crêpes, comme les "crêpes grasses" mentionnées dans les archives des 17e et 18e siècles, sans toutefois des précisions sur leur composition. Au 19e siècle, des touristes en Bretagne rapportaient la présence de crêpes de froment sucrées en milieu urbain, ce qui contrastait avec les crêpes de sarrasin plus courantes en milieu rural. Ces observations soulignent la diversité des recettes de crêpes et leur adaptation selon les contextes urbains ou ruraux.
L'invention de la crêperie
Au 18e siècle
Dans les villes, la fabrication de crêpes s'est adaptée au contexte urbain, notamment grâce à la simplicité de préparation de la farine de sarrasin. Contrairement à la nécessité d'un four à pain, la crêpe pouvait être aisément préparée sur une simple cheminée. Toutefois, dans les milieux urbains où toutes les maisons n'étaient pas équipées de cheminées, les crêpes étaient souvent achetées plutôt que fabriquées à domicile.
À Quimperlé, par exemple, des documents d'époque indiquent que des crêpières, souvent situées dans les quartiers moins aisés, vendaient des crêpes principalement à emporter. Ceci est déduit du fait qu'aucun inventaire après décès ne révèle l'existence de tables dans ces échoppes. Ces petites boutiques, plus simples qu'une boulangerie traditionnelle, permettaient donc l'achat de crêpes, une alternative économique au pain.
Cette activité ne nécessitant qu'un équipement minimal, de nombreuses femmes, en particulier, se lançaient dans la création de crêpes. Elles pouvaient ainsi établir une petite entreprise directement depuis leur domicile, rendant cette activité accessible et pratique. Les échoppes de crêpes, en tant que telles, représentaient donc une facette importante de la culture alimentaire urbaine et de l'économie locale de cette époque.
Au 19e siècle
Un crêpier nommé Pogan s'est distingué à Rennes par sa spécialité des crêpes aux œufs. Il a marqué l'évolution des crêperies en intégrant des tables pour ses clients. Cette innovation semblait liée à la vente d'alcool, transformant ainsi l'espace en un véritable lieu de restauration. Pogan était connu pour son habileté à utiliser simultanément deux crêpières.
Au 20e siècle
A Fougères, une tradition culinaire particulière s'est développée : des ouvriers apportaient leurs propres œufs qu'ils confiaient à la crêpière locale. Cette dernière utilisait ces ingrédients pour préparer des crêpes personnalisées pour chaque client durant leur pause de midi.
En Finistère, les Halles de Douarnenez offraient une expérience similaire avec des crêpes à emporter préparées sur place par des crêpiers.
Cette tradition se perpétue aujourd'hui dans les supermarchés bretons, où l'on trouve des crêpes artisanales à emporter. Ces crêpes sont fabriquées par des artisans locaux et rappellent la pratique historique des crêpières de Quimperlé du 18e siècle, symbolisant une continuité dans l'art de la crêpe bretonne.
Le décor des crêperies traditionnelles
Au fil du temps, les restaurants de crêperie ont évolué, notamment avec l'ajout d'un élément distinctif : la reconstitution d'un intérieur typiquement breton. Cette innovation, apparaissant vers le début du 20e siècle, caractérise ces établissements par des décors rappelant une maison bretonne, avec des murs en bois, des nappes à carreaux, et une atmosphère accueillante. Ce concept semble avoir été influencé par la communauté bretonne de Paris, désireuse de recréer un coin de Bretagne en ville.
Cette évolution s'inscrit dans un contexte plus large, où la Bretagne était mise à l'honneur, notamment lors des expositions universelles. À Brest, par exemple, les crêperies proposaient même un service en costume traditionnel bigouden, contribuant à valoriser et à diffuser l'image culturelle de la Bretagne.
À partir des années 20 et 30, la crêperie s'est progressivement transformée en un véritable symbole de l'identité bretonne. Ces évolutions ne sont pas des ruptures, mais plutôt des enrichissements successifs d'une tradition déjà établie. Aujourd'hui, les crêperies incarnent non seulement un aspect culinaire, mais aussi un véritable patrimoine culturel breton.
La crêperie contemporaine
L'aspect contemporain des crêperies réside dans leur innovation et leur adaptabilité. Elles offrent une variété de recettes et de garnitures, incorporant des éléments de la nouvelle cuisine. Cette évolution souligne l'essence même de la crêpe : sa capacité à s'adapter. Depuis ses origines, la crêpe a su se modifier en fonction du sol breton, des techniques de cuisson disponibles et des variétés de farines, qu'il s'agisse d'avoine, d'orge, de sarrasin ou de froment pour des recettes plus raffinées.
La crêpe est ainsi devenue un plat universel, présent dans de nombreux pays, mais elle se distingue par son adaptabilité aux diverses circonstances de la vie quotidienne. Son histoire longue et riche fait d'elle bien plus qu'un simple plat : c'est une partie intégrante du quotidien des gens, capable de se transformer et de s'harmoniser avec une multitude de situations et de préférences culinaires.
Chez soi : les fours à crêpes
Dans les maisons traditionnelles, particulièrement dans les fermes aisées, la préparation des crêpes se faisait souvent dans un lieu dédié, connu sous le nom de "four à crêpes". Ce "four", un grand cube maçonné en pierre avec un foyer et deux emplacements pour poser les galetières, était connecté à un système d'évacuation de la fumée. Ces fours à crêpes, bien attestés dès le 19e siècle et encore existants de nos jours, témoignent de l'importance de la crêpe dans la vie quotidienne, car leur construction représentait un investissement significatif.
Ces fours n'étaient généralement pas installés dans la maison principale, mais plutôt dans une ancienne demeure ou une dépendance, souvent suite à un déménagement ou une reconstruction. Cela suggère que, si possible, la crêpe était préparée dans un espace séparé de la résidence principale. De plus, dans les maisons traditionnelles, on trouvait souvent deux espaces distincts équipés de cheminées : l'un pour la vie quotidienne et l'autre dédié à la préparation des crêpes et à la nourriture des animaux.
De nos jours, il est courant chez certains habitants du Finistère de préparer leurs crêpes dans des espaces tels que la cave ou le garage, notamment lors de repas familiaux. La galetière est souvent placée dans ces endroits, tandis que la table est dressée ailleurs. Cette pratique a donné naissance à une tradition locale connue sous le nom de "crêperies garage". Dans le milieu du 20e siècle, des personnes non-professionnelles de la crêpe transformaient leur garage en lieu de rassemblement chaque vendredi soir, où chacun venait avec ses propres garnitures pour confectionner des crêpes.
Cette coutume souligne la place significative de la crêpe dans la culture bretonne. Si des espaces dédiés, tels que des "fours à crêpes", étaient construits dans les fermes, c'est qu'ils n'étaient pas simplement des ajouts aux cuisines existantes, mais plutôt des structures distinctes et importantes. Cela démontre l'importance de la crêpe dans la vie quotidienne des Bretons, à tel point qu'ils étaient prêts à investir dans des installations spécifiques pour sa préparation. Cette démarche reflète un choix culturel et pratique, où la préparation de la crêpe prend une place prépondérante, au point de justifier la création d'un espace spécifique pour elle, à la place d'un autre équipement comme un four à pain.
Tout est dit avec simplicité et élégance, loin du jargon prétentieux de bien des écrits « trop universitaires, voire trop parisiens ». Bravo pour la finesse de cette crêpe culturelle !
Merci d’être passé et d’avoir pris le temps de commenter. Mon interlocuteur m’a reçu au musée en dehors des heures d’ouverture et a partagé avec générosité ses connaissances sur l’histoire de la crêpe. Un très bon moment à Landévennec !